CHAPITRE IX
Je reviens une fois encore sur le passé. Après avoir quitté l’endroit de la forêt où nous avions, Yaksha et moi, uni nos veines et nos destins, nous fumes rapidement rejoints par deux des hommes du village qui avaient disparu. C’étaient des vampires. J’étais un vampire. Mais le mot n’existait pas à l’époque. J’ignorais ce que j’étais, sinon que j’étais comme Yaksha.
Horreur et stupéfaction.
Mon besoin de sang ne se manifesta pas avant quelques jours, et Yaksha avait dû recommander la discrétion aux autres, car ils ne m’en parlèrent pas. Cependant, je m’aperçus bien vite que la lumière vive me gênait. C’était à peine si je pouvais supporter les rayons du soleil de midi. Cela, je le comprenais. Parce que, lorsque nous étions adolescents, j’avais remarqué que Yaksha avait tendance à s’éclipser au milieu de la journée. J’étais attristée à l’idée que plus jamais je ne goûterais au plaisir que peut procurer la vision merveilleuse d’un ciel d’azur.
Mais les nuits, ah ! Les nuits, je pénétrais un mystère d’une immense beauté. Car, désormais, je voyais mieux dans le noir que je n’avais été capable de voir durant le jour. Je regardais la lune et découvrais que ce n’était pas la sphère lisse que tous nous avions crue, mais un monde de cratères et de roches sans atmosphère. Les objets distants m’apparaissaient comme s’ils n’étaient qu’à une longueur de bras. Je discernais des détails que je n’avais jamais imaginés auparavant : les pores de ma peau, les yeux à facettes des insectes. Le son, même dans une plaine que d’autres auraient jugée plongée dans le silence, était désormais quelque chose de permanent. Je devins vite sensible aux différentes façons de respirer des gens. Ce que tel ou tel rythme signifiait, les diverses émotions auxquelles cela correspondait. Mon sens de l’odorat se développa de manière incroyable. Il suffisait du plus léger déplacement du vent pour que mon univers fût constamment baigné de nouveaux parfums.
Ce que j’aimais le plus, c’était la force prodigieuse qui venait de m’être donnée. Je pouvais bondir jusqu’à la cime de l’arbre le plus élevé, briser d’énormes rochers de mes mains. J’adorais pourchasser les animaux, surtout les lions et les tigres. Ils fuyaient devant moi. Ils sentaient qu’il y avait quelque chose en moi qui n’était pas humain.
Néanmoins, l’appel du sang se fit sentir rapidement. Le quatrième jour, j’allai voir Yaksha pour lui dire que ma poitrine était en feu et que le cœur me battait dans les oreilles. Je vous jure, je croyais que j’étais en train de mourir ; je ne cessais de penser à des trucs dégoulinant de sang. Cependant, l’idée d’en boire ne m’avait pas traversé l’esprit, c’était une chose trop impossible à concevoir. Même quand Yaksha m’affirma que c’était la seule façon d’arrêter la douleur, je rejetai cette perspective de mon esprit. Parce que, même si je n’étais pas humaine, je voulais prétendre l’être. Quand Yaksha m’avait tenue entre ses bras lors de cette longue nuit, je m’étais sentie mourir. Jusqu’ici, je m’étais imaginé que j’étais vivante, comme les vivants du monde normal. Mais la vie qui coulait en moi n’appartenait pas à ce monde. Cette vie, je pouvais m’en nourrir et ne pourrais plus jamais y renoncer. En même temps que l’histoire du sang, Yaksha m’apprit que j’étais stérile. J’en pleurai, songeant à Lalita et à Rama ; je me demandai comment ils allaient faire sans leur Sita.
Pourtant, je n’allai pas les voir.
Je ne voulais pas qu’ils découvrent le monstre que j’étais devenue.
J’avais peur aussi de les transformer en vampires.
J’ai résisté à l’envie de boire le sang d’un autre, jusqu’à ce que la douleur fût mon lot de tous les jours. Je perdais mes forces ; je n’arrêtais pas de geindre. C’était comme si, parce que je me refusais à cela, la chose que Yaksha avait instillée en moi voulait me dévorer vivante. Un mois après ma transformation, Yaksha m’amena un garçon à demi conscient, avec les veines du cou déjà partiellement ouvertes, et m’ordonna de boire. Comme je le haïssais alors de m’exposer à une telle tentation. Comme cela ravivait en moi le sentiment de haine que j’avais déjà pour la façon dont il m’avait enlevée à l’affection de Rama et de Lalita. Et pourtant, cette haine ne me donna pas la force de résister, parce que ce n’était pas quelque chose de pur. Après qu’il m’eut transformée, j’avais besoin de Yaksha, et le besoin est un proche parent de l’amour. Mais je ne dirais pas que j’ai jamais aimé Yaksha ; c’était plutôt de l’admiration envers quelqu’un qui vous est supérieur. Pendant longtemps, il fut le seul être que j’avais à admirer, jusqu’à ma rencontre avec Krishna.
Je bus donc le sang du garçon. Je me jetai sur lui à la seconde même où le désir me fit défaillir. Et même si je me jurai de ne pas le tuer, il me fut impossible, une fois que j’eus commencé, de m’arrêter de boire. Et puis, ce fut la fin. Je hurlai d’horreur lorsque le garçon exhala son dernier soupir dans mes bras. Yaksha, lui, se contenta de rire et de commenter la chose en disant qu’une fois qu’on avait tué, il était facile de tuer à nouveau.
Oui, je le haïssais alors parce que je savais qu’il avait raison.
Après cela, j’en ai tué beaucoup d’autres, et j’ai fini par aimer ça.
Les années passèrent. Nous partîmes vers le sud-est. Nous n’arrêtions pas de nous déplacer. Il ne fallait jamais très longtemps aux gens des villages pour s’apercevoir que nous étions dangereux. On arrivait, on se faisait des amis, tôt ou tard on recommençait à tuer, et les rumeurs nous précédaient. Nous avons aussi propagé l’espèce. Le premier vampire que j’ai engendré était une fille de mon âge, avec de grands yeux sombres et des cheveux pareils à une cascade de cette lumière que répand le ciel de minuit. Je m’imaginais qu’elle pouvait devenir une amie, quand bien même je la prenais contre sa volonté. A ce moment-là, je savais déjà par Yaksha comment procéder : m’ouvrir la veine venant du cœur, la coller à sa veine allant au cœur, opérer la transfusion, puis la terreur, l’extase. Elle s’appelait Mataji. Et si elle ne m’a jamais remerciée de ce que je lui avais fait, elle est cependant restée proche de moi dans les années qui ont suivi.
Vampiriser Mataji m’avait vidée de mes forces, et ce ne fut pas avant plusieurs jours et de nombreuses victimes que je regagnai mes pleins pouvoirs. Nous devions tous en passer par là ; seul Yaksha faisait exception. Quand il engendrait un autre vampire, il devenait plus fort. Je le savais parce que c’était son âme qui nous nourrissait. En lui, s’incarnait le yakshini. Le démon venu des profondeurs ténébreuses.
Il y avait pourtant de la bonté en lui, dont la source néanmoins demeurait pour moi un mystère. Avec tous ceux qu’il créait, il se comportait en protecteur ; et avec moi en particulier, il était d’une exceptionnelle gentillesse. Certes, il ne m’avait encore jamais dit qu’il m’aimait, mais c’était évident. Combien de fois l’ai-je surpris les yeux posés sur moi. Qu’étais-je censée faire ? Les damnés ne se marient pas. Comme nous l’ont enseigné les Védas, Dieu ne voudrait pas bénir cette union.
Ce fut alors, après peut-être cinquante années de notre existence de vampire, que nous commençâmes à entendre des rumeurs sur un homme dont plusieurs disaient qu’il était le Véda incarné. Un homme qui était plus qu’un homme, peut-être le Seigneur Vishnou Lui-même. Chaque nouveau village que nous ravagions nous apportait son lot supplémentaire de détails. Son nom principal était Krishna, et il vivait dans les forêts de Vrindavan près de la rivière Yamuna, avec les vachers et les trayeuses – les gopis, comme on les appelait. On disait que cet homme, ce Vasudeva – il avait de nombreux noms –, était capable de faire mourir les démons en leur accordant la béatitude. Ses meilleurs amis étaient les cinq frères Pandava, qui avaient la réputation d’être les incarnations de divinités de rang moindre. Arjuna, un des frères, avait presque la renommée de Krishna. On disait de lui qu’il était le fils du grand dieu Indra, le seigneur du paradis. Nous ne doutions pas, eu égard aux rumeurs qui couraient sur lui, qu’Arjuna fut effectivement un magnifique guerrier.
Yaksha était intrigué. Nous, les autres vampires, l’étions aussi, mais bien peu parmi nous avaient envie de rencontrer Krishna. Il faut dire que, même si notre effectif approchait alors le millier, nous sentions bien que Krishna ne nous accueillerait pas à bras ouverts et que, si seulement la moitié des rumeurs qu’on rapportait sur lui et ses amis était vraie, il risquait de tous nous détruire. Mais voilà, Yaksha ne pouvait pas supporter l’idée qu’il y avait dans le pays un homme plus puissant que lui. Parce que sa réputation à lui aussi avait grandi, quoique, dans son cas, ce fut plutôt une triste réputation, marquée au sceau de la terreur.
Nous partîmes pour Vrindavan, le clan au complet. Nous nous déplacions à découvert, sans cacher notre destination. Les nombreux mortels que nous croisions sur notre chemin semblaient contents de voir passer cette bande de buveurs de sang dont ils croyaient le sort enfin réglé. Je lisais sur leurs visages la gratitude envers leur seigneur et je sentais la peur au fond de moi. Aucun d’eux n’avait jamais en personne rencontré Krishna. Cependant, ils croyaient en lui. Le seul énoncé de son nom suffisait à susciter leur confiance. Les nombreux qui périrent sous nos morsures à l’instant fatal invoquaient encore Krishna.
Naturellement, Krishna était au courant de notre venue, sans que cela requière une quelconque omniscience de sa part. Yaksha était certes un esprit subtil, mais obscurci par l’arrogance que lui avaient donnée ses pouvoirs. Quand nous arrivâmes clans la forêt de Vrindavan, tout paraissait calme. De fait, les bois semblaient déserts, même à nous qui avions une oreille des plus fines. En réalité, Krishna n’attendait pour attaquer que le moment où nous nous serions largement avancés sur son terrain. Tout à coup, des flèches volèrent dans notre direction. Pas une pluie, mais une à fa fois, cependant décochées à un rythme rapide et soutenu, et avec une parfaite précision. Vraiment, pas une seule ne manqua sa cible, le cœur ou la tête. Pas une qui ne fît son œuvre pour tuer ce que Yaksha nous avait affirmé ne pouvoir être tué. Et le plus ahurissant, c’était qu’il nous était impossible d’attraper le tireur. On ne le voyait même pas, si puissant était son kavach, son armure mystique.
Mataji fut une des premières à tomber, une flèche entre les deux yeux.
Toutefois, nous étions nombreux, et il allait falloir longtemps, même au plus expert des archers de tous les temps, pour nous exterminer. Yaksha nous fit battre en retraite, aussi vite que nous pouvions. Bientôt, les flèches ne touchaient plus que les rangs arrière, et puis il n’y en eut plus du tout. Il semblait bien que nous avions réussi à distancer Arjuna lui-même. Néanmoins, beaucoup de nos frères étaient restés là-bas, ce qui fit naître un sentiment de révolte à l’endroit de Yaksha. La plupart voulaient quitter Vrindavan, si on leur disait dans quelle direction fuir. Pour la première fois, l’autorité de Yaksha était contestée. Et c’est alors, dans cette forêt enchantée, que nous rencontrâmes ce que Yaksha prit au début comme une bénédiction. Nous tombâmes sur Radha, la patronne des gopis et favorite de Krishna.
Nous avions également entendu parler de Radha, dont le nom signifiait « désir ». Elle s’appelait ainsi parce que la passion qu’elle éprouvait pour Krishna était encore plus forte que son désir de vivre. Elle était en train de cueillir des jasmins près des eaux limpides de la Yamuna. Notre arrivée inopinée ne l’effraya point ; à vrai dire, quand elle nous vit, elle sourit. Elle était d’une extraordinaire beauté ; je n’avais jamais vu, et ne devais plus jamais voir en cinq mille ans d’existence, une femme d’une beauté aussi exquise. Elle avait un teint des plus lumineux ; son visage rayonnait d’une subtile clarté, pareille à celle de la lune. Son corps aux formes parfaites exprimait le bonheur et la fête ; chacun de ses gestes, qu’elle tendît le bras ou qu’elle pliât les genoux, semblait répandre la félicité. Et cela parce qu’elle ne faisait pas un pas sans que ses pensées soient tournées vers Krishna. Quand nous la trouvâmes, elle chantait une chanson à sa gloire. De fait, ses premiers mots furent pour nous demander si nous voulions apprendre les paroles.
Aussitôt, Yaksha la fit prisonnière. Elle n’essaya même pas de cacher son identité. On lui lia les poignets et les chevilles. C’est moi qui fus chargée de la surveiller tandis que Yaksha envoyait plusieurs de nos frères clamer à travers bois que nous tenions Radha et que nous allions la tuer si Krishna refusait de rencontrer Yaksha en combat singulier. Krishna ne fut pas long à répondre. Il dépêcha un messager, Yudhishthira, le frère d’Arjuna. Il nous rencontrerait aux abords de Vrindavan, à l’endroit où nous avions pénétré dans la forêt. Si nous ne savions pas comment le retrouver, Yudhishthira nous montrerait le chemin. Il y avait seulement deux conditions. Que nous ne fassions pas de mal à Radha, et que ce soit lui qui choisisse la forme du combat. Yaksha envoya Yudhishthira dire qu’il acceptait le défi. Peut-être aurions-nous dû d’abord demander à Yudhishthira quel chemin prendre. Le bois était un vrai labyrinthe, et Radha ne disait rien. Cependant, elle ne semblait pas avoir peur. De temps à autre, elle jetait un coup d’œil vers moi et souriait avec une telle calme assurance que c’était moi qui me mettais à avoir peur.
Yaksha était complètement exalté. Il était convaincu qu’aucun mortel ne pouvait le battre quelle que soit la forme du combat. En se prononçant de la sorte, il semblait bien ne pas tenir compte de ce qu’on racontait à propos des origines divines de Krishna. Pourtant, quand j’y fis allusion, il ne daigna pas répondre. Mais je vis s’allumer une lueur dans ses yeux, et il déclara simplement qu’il était né pour ce moment. Pour ma part, je redoutais un coup fourré. Krishna avait la réputation d’être particulièrement malicieux. Yaksha balaya mes craintes. Il détruirait Krishna, affirma-t-il, puis il ferait de Radha un vampire. Elle serait son épouse. Je n’éprouvai aucune jalousie. Je ne pensais pas que cela arriverait.
Finalement, nous retrouvâmes notre chemin jusqu’à l’endroit où nous étions entrés dans la forci, Nous le reconnûmes à la grande fosse creusée dans le sol. Apparemment, Krishna avait l’intention d’utiliser cette fosse quand il avait défié Yaksha, Ses hommes étaient rassemblés tout près quand nous sortîmes du bois. Cependant, ils ne tentèrent rien, même si nos forces étaient à peu près égales. J’aperçus Arjuna, près de ses frères, son puissant arc à la main. Lorsqu’il tourna la tête dans ma direction et me vit tenant fermement Radha, il fronça les sourcils, prit une flèche et la frotta sur sa poitrine. Mais il ne fit rien de plus. Il attendait que son maître arrive. On attendait tous. En cette minute, et quoique je n’eusse pas encore atteint les soixante-dix ans, j’eus l’impression d’avoir attendu ce moment depuis l’aube de la création. Le moment où j’allais enfin voir cette personne, moi qui tenais captive son précieux joyau.
Krishna sortit de la forêt.
Il n’avait pas la peau bleue, comme on devait plus tard le dépeindre sur les toiles. Si l’artiste pensait devoir le montrer ainsi, c’était seulement parce que le bleu est la couleur symbolique du ciel, qui pour eux semblait s’étendre à l’infini, ce que Krishna était censé être par essence : le Brahman, la pure immensité de l’espace et du temps, au-dessus et au-delà duquel il n’est rien de plus grand. Non, c’était un homme comme tous les hommes que j’avais rencontrés, avec deux bras et deux jambes, une tête sur les épaules, une peau de la couleur du thé au lait, pas aussi foncée que la plupart des gens en Inde, mais pas aussi claire que la mienne. Et cependant, il n’existait personne comme lui. Même au premier coup d’œil, je devinai qu’il avait quelque chose de spécial dont je savais déjà que je ne saisirais jamais tout à fait la nature. Quand il s’avança depuis le rideau d’arbres, tous les regards étaient sur lui.
Il était grand, presque aussi grand que Yaksha, ce qui était exceptionnel en ces temps où peu de gens dépassaient le mètre quatre-vingts. Il avait de longs cheveux noirs – un de ses nombreux noms était Kesheva, « maître des sens » ou « longs cheveux ». Dans la main droite, il tenait une feuille de lotus, dans la gauche, sa flûte légendaire. Il était puissamment bâti, avec de longues jambes, et chacun de ses mouvements exprimait la grâce. Il semblait ne regarder personne directement, se contentant de jeter des regards de côté. Et cela pourtant suffisait à provoquer un frisson parmi la foule, chez les autres comme chez nous. Il était impossible de ne pas fixer les yeux sur lui, et c’est cependant ce que je m’efforçai de faire, car j’avais l’impression qu’il était en train de me jeter un sort dont je ne me remettrais jamais. Je parvins malgré tout à détourner la tête un instant. Ce fut alors que je sentis le contact d’une main sur mon front. C’était Radha, ma prétendue ennemie, qui me réconfortait de la caresse de ses doigts.
— Krishna signifie amour, dit-elle. Alors que Radha signifie désir. Le désir est plus ancien que l’amour. Je suis plus vieille que Krishna. Savais-tu cela, Sita ?
Je tournai les yeux vers elle.
— Comment connais-tu mon nom ?
— Il me l’a dit.
— Quand ?
— Jadis.
— Que t’a-t-il dit d’autre à mon sujet ?
Son visage s’assombrit.
— Inutile que tu saches, répondit-elle.
Krishna s’avança au bord de la fosse et, d’un geste, commanda à ses hommes de se retirer à la lisière du bois. Seul Arjuna demeura à ses côtés. Krishna hocha la tête à l’adresse de Yaksha qui, pareillement, fit signe à nos frères de reculer. Il tint toutefois à ce que je reste près de la fosse en gardant les mains à portée du cou de Radha, disposition qui ne parut pas ennuyer Krishna. Lui et Yaksha se rencontrèrent pas loin de là où je me tenais. Quoiqu’il évitât de regarder son adversaire, ou moi, droit dans les yeux, Krishna était suffisamment proche pour que je puisse entendre ce qu’il disait. Sa voix avait quelque chose de magnétique. Ce n’était pas tant le son des paroles prononcées que la source dont elles émanaient. Elles exprimaient l’autorité, le pouvoir. Et aussi, oui, l’amour. J’entendais l’amour dans ses mots, des mots que, pourtant, il adressait à son ennemi. Il y avait une telle sérénité dans le ton de sa voix. Malgré tout ce qui était en train de se passer, il n’était nullement troublé. J’avais le sentiment que, pour lui, ce n’était qu’un jeu. Que nous n’étions tous que les acteurs d’un drame dont il était, lui, le metteur en scène. Seulement, je n’appréciais guère le rôle qu’on m’avait donné. Je ne voyais pas comment Yaksha pouvait vaincre Krishna. J’étais certaine que ce jour serait pour nous le dernier.
Encore que ce ne fut pas le jour, mais la nuit, quoique l’aube fût proche.
— J’ai entendu dire que Yaksha est le maître des serpents, dit Krishna. Que le son de sa flûte les enivre. Comme tu le sais peut-être, je joue moi aussi de la flûte. J’ai pensé te défier en un duel d’instruments. Nous remplirons cette fosse de cobras, et tu t’assoiras à un bout et moi à l’autre. Et c’est à celui de nous deux qui se fera obéir des serpents en jouant de son instrument. L’enjeu sera la vie de Radha. Tu peux jouer l’air que tu veux. Si c’est moi que les serpents mordent, qu’il en soit ainsi. Tu pourras garder Radha pour satisfaire ton bon plaisir. Mais si les serpents devaient te piquer tant de fois que tu en meures, ou que tu te résignes à te rendre, alors tu dois me jurer séance tenante que tu tiendras l’engagement que je te demanderai de prendre. Est-ce une proposition raisonnable ?
— Oui, répondit Yaksha.
En cet instant, sa confiance en lui atteignait des sommets. Je savais combien son pouvoir sur les serpents était grand. Je l’avais maintes fois observé tandis qu’il les hypnotisait au son de sa flûte. Je ne m’en étonnai jamais, vu que les yakshinis sont parfois dépeints comme des serpents ; d’ailleurs, selon moi, Yaksha, au fond, était un serpent. En fait, les vampires ont plus de choses en commun avec les serpents qu’avec les chauves-souris. Un serpent préférera dévorer sa proie vivante.
Je savais aussi que Yaksha pouvait supporter de nombreuses morsures de cobra sans en mourir.
Krishna nous laissa le soin de réunir les serpents, ce qui prit du temps car il n’y en avait pas un seul dans les forêts de Vrindavan. Mais les vampires sont capables de travailler vite s’il le faut, et de voyager vite ; ainsi, au soir qui suivit la fosse était remplie de serpents au venin mortel. A ce moment-là, le sentiment général parmi le groupe était en faveur de Yaksha. Peu d’entre nous pensaient qu’un mortel pût survivre très longtemps dans la fosse. C’est là que je m’aperçus que, même si Krishna avait impressionné les vampires, ceux-ci le voyaient toujours comme un homme ; un homme exceptionnel, certes, mais pas un être divin. Il leur tardait que le combat commence.
J’étais restée avec Radha tout au long de la journée. Je lui parlai de Rama et de Lalita. Elle me dit qu’ils avaient tous deux quitté ce monde, mais que l’existence de Rama avait été noble, et celle de ma fille heureuse. Je ne lui demandai pas comment elle savait ces choses ; je la crus, simplement. Je pleurai en entendant ses mots. Elle essaya de me réconforter. Tout ce qui naît meurt, dit-elle. Tous ceux qui meurent sont réincarnés. C’était inévitable, Krishna le lui avait dit. Elle me rapporta bien des choses que Krishna lui avait dites.
Finalement, à la tombée de la nuit, Yaksha et Krishna descendirent dans la fosse, avec chacun sa flûte, et rien d’autre. Les gens rassemblés des deux côtés regardaient, mais d’une certaine distance, ainsi que Krishna l’avait souhaité. Seules Radha et moi nous tenions près de la fosse. Il devait bien y avoir une centaine de serpents, qui se mordaient les uns les autres, et ils étaient déjà plus d’une poignée à se faire dévorer.
Yaksha et Krishna étaient assis aux deux extrémités de la fosse, chacun d’eux tournant le dos à la paroi de terre. Ils se mirent tout de suite à jouer. Il le fallait ; les serpents rampaient déjà vers eux. Mais au son des flûtes, des deux mélodies, les serpents suspendirent leur approche, semblant hésiter.
Or, Yaksha jouait de la flûte à merveille, même si ses chansons étaient invariablement empreintes d’une douloureuse mélancolie. Sa musique avait un effet hypnotique ; rien qu’avec sa flûte, il pouvait attirer ses victimes pour s’en nourrir. Pourtant, je me rendis compte immédiatement que sa musique, malgré tout le magnétisme qu’elle exerçait, n’était que fade mélodie à côté de celle de Krishna. Car celui-ci jouait la mélodie même de la vie. Chacune des notes de la flûte était comme un des six chakras du corps humain, et le souffle qu’il envoyait à travers les trous de l’instrument était comme le souffle universel diffusé à travers le corps de tous les gens présents. Krishna jouait sur la deuxième note de sa flûte, et le deuxième centre de mon corps, au niveau du nombril, vibrait d’émotions diverses. Le nombril est le siège de la jalousie et de l’attachement, ainsi que de la joie et de la générosité. Autant de sentiments qui me traversaient tandis que Krishna jouait. Quand il soufflait fortement dans ce trou, c’était comme si on m’arrachait tout ce que j’avais toujours cru être mien. Mais dès qu’il modifiait sa respiration, qu’il laissait les notes aller longues et légères, je ne pouvais que sourire et vouloir donner à tous ceux qui m’entouraient. Krishna était ce virtuose.
Les serpents étaient complètement hypnotisés par sa musique. Aucun ne l’attaquerait. Yaksha, toutefois, était lui aussi capable de garder les reptiles à distance avec sa musique, quoiqu’il ne parviendrait jamais à les envoyer mordre son adversaire. Ainsi, le duel s’éternisa sans qu’aucune des parties n’arrive à infliger de blessure à l’autre. Néanmoins, il était clair pour moi que Krishna avait le contrôle de la situation, comme il avait le contrôle de mes émotions. Il joua sur la cinquième note, ce qui excita le cinquième centre, à hauteur de la gorge. Là, siègent deux sentiments : tristesse et gratitude. Les deux appellent les larmes, l’un des larmes amères, l’autre des larmes de bonheur. Quand Krishna ralentit le souffle, j’eus envie de pleurer. Quand il joua plus haut, je me sentis également étranglée par les sanglots, mais avec tout mon être qui exprimait sa reconnaissance. De quoi étais-je reconnaissante, cela, je l’ignorais. Certainement pas de l’issue du combat. Je savais d’ores et déjà que Yaksha allait perdre et que cela ne pouvait entraîner qu’une chose : l’extinction de notre espèce.
Alors même que me venait à l’esprit la perspective de notre condamnation prochaine, Krishna se mit à jouer sur la quatrième note. Là, c’est le cœur qui fut atteint, le mien comme celui de toutes les personnes rassemblées. Dans le cœur, résident trois sentiments que je ressentis alors : amour, peur et haine. Je vis qu’on ne pouvait éprouver qu’un seul de ces sentiments à la fois. Quand on était amoureux, on ne connaissait ni peur ni haine. Quand on avait peur, il n’y avait pas de place pour l’amour ou la haine. Et quand la haine était en nous, il n’y avait que la haine seule.
Krishna joua la quatrième note d’abord dolce, de sorte que nous fumes, les uns comme les autres, envahis par un sentiment de sympathie. Il soutint la note un long moment, et ce fut comme si vampires et mortels se regardaient tout à coup les uns les autres en se demandant pourquoi ils étaient ennemis. Tel était le pouvoir de cette seule note, dès lors qu’elle était jouée dans le ton parfait.
Mais alors, Krishna poussa la note vers le ton le plus haut. Il comprima son souffle, et le sentiment d’amour qui portait les gens se transforma en haine. L’agitation gagna la foule ; dans les deux camps, on se mit à bouger de-ci de-là comme si on se préparait à attaquer. Puis Krishna joua la quatrième note d’une façon différente, et la haine se changea en peur. Et ce fut finalement ce sentiment de peur qui transperça le cœur de Yaksha, lequel était resté jusqu’ici insensible au son de la flûte de son adversaire. Je le vis se mettre à trembler, la pire réaction qu’il pût avoir devant une masse grouillante de serpents. Car le serpent ne frappe que lorsqu’il sent la peur.
Les cobras commencèrent à ramper vers Yaksha.
Il aurait pu capituler à ce moment-là, mais il était aussi courageux qu’il était cruel. Il continua à jouer, une musique à présent emplie d’une frénésie destinée à éloigner les serpents. Au début, ça les ralentit. Mais Krishna, ignorant la fatigue, poursuivait sur la quatrième note, montant, descendant, le souffle vibrant, jusqu’à ce qu’un gros serpent finisse par se lever contre Yaksha. Il le mordit au tibia, maintenant aussitôt sa prise en plantant ses crocs dans la chair. Yaksha ne pouvait se permettre de lâcher sa flûte pour se débarrasser du serpent. Alors, un autre serpent s’élança, puis un autre, et il ne fallut pas longtemps pour que Yaksha se retrouvât assailli de morsures sur toutes les parties du corps. Et il avait beau être le roi des vampires, le fils d’un yakshini, son corps ne pouvait pas assimiler autant de venin. Finalement, la flûte tomba de ses mains, et il se mit à osciller sur place. Je crois qu’il essayait d’appeler ; j’aime à penser qu’il aurait pu prononcer mon nom. Puis il bascula face en avant, et les serpents commencèrent à le dévorer. Je détournai la tête de cet horrible spectacle.
Mais Krishna alors se leva et posa sa flûte. Il frappa dans ses mains, et aussitôt les serpents abandonnèrent le corps de Yaksha. Krishna grimpa hors de la fosse et s’approcha d’Aijuna. Celui-ci descendit dans le trou, chargea le corps de Yaksha sur ses épaules et, une fois sorti de la fosse, le déposa sur le sol pas très loin de moi. Yaksha respirait encore – je voyais ça – mais à peine, imprégné qu’il était, de la tête aux pieds, du venin des serpents qui suintait de ses nombreuses plaies.
Je libérai Radha. Elle me serra dans ses bras avant de s’éloigner. Cependant, ce ne fut pas vers Krishna qu’elle alla, mais vers les autres femmes. J’entendis derrière moi le gros de la troupe de vampires reculer vers les bols, comme s’ils projetaient de fuir. Cependant, ils attendirent encore ; je crois qu’ils se sentaient tenus de voir ce que Krishna allait faire. Celui-ci les ignora. Il fit un signe à mon intention et vint s’agenouiller à côté de Yaksha. J’éprouvai alors un sentiment des plus étranges. Comme je m’agenouillais à mon tour à côté de Krishna, cet être qui allait en toute probabilité m’effacer de la surface de la terre, j’eus l’impression que je me mettais sous sa protection. Quand il posa une de ses magnifiques mains sur la tête de Yaksha, je levai les yeux vers lui et lui demandai :
— Est-ce qu’il vivra ?
Krishna me surprit en répondant à ma question par une autre.
— Est-ce que tu désires qu’il vive ?
Mes yeux s’égarèrent un instant sur le corps dévasté de mon vieil ennemi et ami.
— Je désire ce que tu désires, murmurai-je.
Krishna sourit, et quelle sérénité dans ce sourire.
— L’époque va changer quand je quitterai ce monde, dit-il. Celle de Kaliyuga va débuter. Ce sera un temps de dissensions et les dernières années de l’humanité. La plupart de ceux de ton espèce se caractérisent par le tamas, l’inertie, un comportement négatif. Kali-yuga va constituer déjà un assez grand défi pour les humains sans qu’en plus vous soyez là. Es-tu d’accord là-dessus ?
— Oui. Nous n’apportons que souffrance.
— En ce cas, pourquoi est-ce que tu persistes, Sita ?
En l’entendant prononcer mon nom, je fus des plus touchées.
— Je veux seulement vivre, Seigneur.
Il hocha la tête.
— Je te laisserai vivre si tu m’obéis. Si plus jamais tu n’engendres un autre de ton espèce, tu obtiendras ma grâce et ma protection.
Je baissai la tête.
— Merci, Seigneur.
Désignant les autres vampires, il me dit :
— Va les rejoindre. Je dois parler à ton chef. Son heure n’est pas encore venue. Il a encore longtemps à vivre. (Je commençais à m’éloigner quand il m’arrêta.) Sita ?
Je me retournai pour contempler son visage une dernière fois. C’était comme si je voyais tout l’univers dans ses yeux. Peut-être était-il Dieu, peut-être était-il simplement éclairé. Peu m’importait que ce fût l’un ou l’autre en ce moment béni. Je l’aimais, c’est tout. Et c’était cependant cet amour qui devait par la suite se transformer en haine, en peur. Des sentiments qui me paraissaient tellement opposés et qui, pourtant, n’étaient qu’une seule note sur sa flûte. Oui, il avait véritablement ravi mon cœur.
— Oui, Seigneur ? dis-je.
Il m’invita à approcher mon visage de ses lèvres.
— Là où il y a l’amour, il y a ma grâce, murmura-t-il. Souviens-toi de cela.
— Je tâcherai, Seigneur.
J’allai rejoindre les autres. Krishna ranima Yaksha et lui parla doucement à l’oreille. Quand il eut fini, Yaksha fit un signe de tête affirmatif. Krishna l’invita à se lever, et nous découvrîmes que ses blessures avaient disparu. Yaksha marcha vers nous.
— Krishna dit que nous pouvons partir, déclara-t-il.
— Que t’a-t-il raconté ? demandai-je.
— Je ne peux pas te le dire. Et toi, que t’a-t-il raconté ?
— Je ne peux pas te le dire.
Néanmoins, ce ne fut pas long avant que j’apprenne en partie ce que Krishna avait dit à Yaksha. Celui-ci, en secret, se mit à exécuter les vampires un à un. Toutefois, ses agissements ne demeurèrent pas longtemps secrets. Je résolus de fuir, comme tous nos frères survivants. Mais il continua à les traquer tout au long des années, même après le départ de Krishna et pendant le règne de Kaliyuga. Yaksha les pourchassa jusqu’aux confins de la terre des siècles et des siècles durant, jusqu’à ce qu’à ma connaissance il n’en restât plus un seul, excepté moi. Car il ne vint jamais me chercher. Au cours du Moyen Âge, alors que la Peste noire balayait l’Europe, j’entendis dire qu’il avait été accusé de sorcellerie, et à son tour pourchassé, par toute une armée, puis brûlé dans la cour d’un vieux château. J’ai pleuré en apprenant cela parce que, même s’il m’avait volé ce que j’aimais, il m’avait en un sens faite ce que j’étais. Il était mon seigneur comme Krishna était mon seigneur. Je servais deux maîtres, la lumière et les ténèbres, que j’avais vues l’une et l’autre dans les yeux de Krishna. Même le démon accomplit la volonté de Dieu.
Je n’ai jamais créé d’autre vampire, mais je n’ai jamais cessé de tuer.